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#28Une espèce de pouvoir sans précédent

On n’a pas l’habitude d’associer les régimes de pouvoir et les pratiques de surveillance de masse aux entreprises privées. Historiquement, c’est plutôt le pouvoir des gouvernements que l’on a cherché à limiter pour en prévenir les abus.

Mais aujourd’hui, nous assistons à l’émergence d’un nouveau type de pouvoir sans précédent, dont l’exécutant n’est ni un état ni un gouvernement, mais une poignée d’entreprises privées qui se sont emparées du médium algorithmique et qui parviennent à connaître, prédire, voire contrôler les comportements des individus: l’instrumentarianisme.

L’instrumentarianisme

Je nomme ce pouvoir instrumentarianisme, défini comme l’instrumentation et l’instrumentalisation du comportement à des fins de modification, de prédiction, de rentabilisation et de contrôle.

(Shoshana Zuboff, The Age of Surveillance Capitalism, p. 352)

Ce pouvoir est détenu par une poignée d’entreprises privées qui, de par la nature opaque et inédite de leurs activités, agissent sans régulation ni modération, dirigées par les seuls impératifs de recherche de profit et de croissance infinie.

La logique d’accumulation (dont l’ampleur défie l’entendement) couplée à une puissance de calcul gigantesque, permet l’émergence d’un nouvel acteur numérique: Big Other.

Big Other

Big Other, c’est l’entité constituée par le big data (ce nuage de données incommensurable laissé derrière par l’utilisation d’appareils connectés, comme nos ordinateurs, téléphones et automobiles connectées) dont l’intelligence machine actualise le capitalisme de surveillance.

Je nomme à présent ce dispositif Big Other: c’est la marionnette sensible, computationnelle et connectée qui rend, monitore, calcule et modifie le comportement humain. Big Other combine ces fonctions de connaissance et de savoir-faire afin de réaliser les moyens d’une modification béhaviorale omniprésente et sans précédent.

(Shoshana Zuboff, The Age of Surveillance Capitalism, p. 376)

Big Other sert désormais les intérêts d’entreprises dont la portée est plus tentaculaire que jamais et dans laquelle la nature humaine est traitée comme marchandise, instrumentalisée à des fins de rentabilité.

Vers un pouvoir total

Le pouvoir des multinationales comme Facebook qui ont la mainmise sur le marché des données pourrait s’apparenter à celui du totalitarisme dans certains régimes autoritaires, mais ce serait passer à côté de sa véritable nature1.

Le conditionnement de nos comportements par Facebook est si efficace qu’il crée des relations de dépendance – le besoin de moyens de coercition pour l’attachement des individus au pouvoir ne s’applique pratiquement plus.

L’utopie visée n’est plus celle de la possession totale, mais la certitude totale (la connaissance détaillée des usagers et la modification éventuelle de leurs comportements, condition du succès du capitalisme de surveillance).

L’exclusivité des moyens de domination passe par l’extrême asymétrie de la division du savoir en société (et non par le contrôle exclusif des moyens de coercition): le savoir de Big Other est gardé et utilisé à l’insu des usagers, lesquels sont laissés sans moyens de défense ou de négociation.

Et cette insidieuse division du savoir permet d’entretenir une indifférence radicale des citoyen·ne·s et gouvernements à l’endroit de l’instrumentarianisme. Sans savoir, point de défense ni de modération.

La société connectée se dirige vers la concentration d’un pouvoir total, mais pas celui du totalitarisme: celui du contrôle du médium algorithmique dans la civilisation informatisée, la manipulation de l’avenir citoyen grâce au savoir-pouvoir exclusivement accumulé par Big Other.


  1. Je reproduis ici quelques points clés de l’intrumentarianisme tel que théorisé par Shoshana Zuboff dans son livre The Age of Surveillance Capitalism (2019). ↩︎